Dix ans après la mort du sculpteur, la succession, empoisonnée par les faux et les disparitions d’œuvres, n’est toujours pas réglée. Sa compagne, la police et le fisc divergent sur le nombre de pièces envolées. Enquête.
Il y a dix ans, disparaissait César. Lundi, la Fondation Cartier ouvre une rétrospective qui permettra de revoir l’œuvre moqueuse de cet aventurier du Nouveau Réalisme. Mais c’est aussi un anniversaire assombri par la confusion entourant son héritage. Sa succession n’est toujours pas réglée, et ce feuilleton se nourrit chaque jour d’épisodes sans gloire : faux et disparitions d’œuvres, procès en pagaille, tractations en coulisses autour d’un énorme redressement fiscal, le tout sur fond de déchirements familiaux. Très tôt, César (1921-1998) s’est plongé dans la trituration du métal, créant des insectes, des poules ou des nus en fer forgé. En 1960, ses premières Compressions de voitures firent scandale au Salon de Mai. Cinq ans plus tard, il s’orienta vers les Empreintes humaines, de sein ou de pouce. En 1966, nouveau choc, quand il se mit aux Expansions, en faisant gonfler de la mousse de polyuréthane, qui prenait des proportions monstrueuses. Sa production est ainsi traversée d’une inventivité ironique qui va de pair avec la liberté d’esprit de l’époque.
Pingrerie cocasse Barbe fournie, cigare au bec, César était aussi devenu un histrion de la jet-set, habitué de Vence, installé au Lutetia ou au Stresa, la table italienne la plus chère de la capitale. Ayant connu la misère, ce fils de tonnelier italien en avait gardé une pingrerie cocasse, faisant mine d’avoir oublié son portefeuille quand l’addition venait par malheur à survenir. Mais un artiste qui a souhaité, dans ses dernières années, mettre en ordre son œuvre, avant que tout ne dérape. «Tu as été ton pire ennemi», lui a écrit un jour Jean Clair, alors directeur du musée Picasso. 1997 est une date clé, celle de l’abandon du projet de musée César à Marseille. Cinq ans plus tôt, il avait signé un accord avec la ville, promettant de lui donner 187 pièces, d’une valeur de 27 millions d’euros. Il voulait y montrer l’essentiel : des modèles uniques, mais aussi des tirages en bronze. Or, il n’en avait pas toujours à sa disposition, d’autant qu’il résistait difficilement à la tentation de vendre. Il fit donc recouler des fontes. Et, alors que la loi limite l’édition d’art à douze exemplaires, il en refaisait fondre au besoin un treizième, marqué «exemplaire de musée» ou même «original» . Le musée n’a jamais vu le jour. La ville a changé de maire et de priorité. L’artiste aussi. Il avait rencontré une femme de 45 ans sa cadette, Stéphanie Busuttil. A 75 ans, il parlait de se remarier. En 1997, il créa avec elle la Société civile de l’atelier de César (SCAC), chargée de gérer son œuvre. Il voulait remettre en cause une donation à la ville de Marseille, jugée trop généreuse. Sur l’intervention de Me Lombard, elle fut annulée.
Le sculpteur se retrouve avec des treizièmes éditions pas tellement prévues par la loi. Et parfois marquées «exemplaire de musée», donc impossibles à revendre. Fin 1997, il se rend en Normandie, chez chez son fondeur. En quatre jours de fièvre, il «reprend» ces exemplaires, enlève un morceau ici, en rajoute un là, en déplace un ailleurs. Au final, cela donne une œuvre nouvelle, bien sûr après avoir limé la mention «exemplaire de musée». L’artiste a fait de même avec des copies de travail du fondeur (lire ci-contre) : une Fanny Fanny fut ainsi rebaptisée Tétés, une Grande Rambo devint le Cri, les Patins de Gilles changés en Lélia. Il en avait le droit. Mais le résultat, c’est qu’à partir d’une même création, on finit par trouver des variantes, pour lesquelles il devient très difficile de distinguer l’originalité et même l’honnêteté artistique.
A l’automne 1998, l’état de César, atteint d’un cancer, s’aggrave brusquement. Il meurt le 8 décembre à l’âge de 77 ans, léguant à Stéphanie le droit moral sur son œuvre, ainsi que la «quotité disponible», les 50 % dont il peut disposer à sa guise. Le reste revient à sa fille Anna et une part, sous réserve d’usufruit, à son épouse Rosyne, dont il était séparé.
Le premier scandale survient très vite avec l’apparition de contrefaçons. En 2001, sur la Côte d’Azur, les enquêteurs démantèlent un réseau de voyous habitués des fêtes de l’art contemporain. Ils sont accusés d’avoir refourgué un millier de faux César. Des tampons bidonnés, mais aussi des certificats d’authenticité et des numéros d’inventaire ont circulé. Interpellée en 2001, Stéphanie se dit totalement étrangère à ces trafics, rien n’est retenu contre elle dans cette affaire, toujours en attente de jugement à Grasse. L’amie de César explique à Libération avoir été «abusée par des faux, qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des vrais». «Nous ne nous sommes, à tort, pas méfiés», regrette-t-elle, en soulignant «qu’il n’y avait jamais eu de faux auparavant.»
Dès la mort de César, le fisc a, de son côté, ouvert une enquête. En juin 2000, il notifie un premier redressement. Il avait été surpris de découvrir chez le notaire l’inventaire de la SCAC, avec des estimations et des nombres supérieurs à ceux de la succession, dressée par le commissaire-priseur Francis Briest. Apparemment, nombre de pièces se seraient évanouies dans la nature. Après des années d’enquête, la police en décompte 175, dont une soixantaine ont été présentées comme des «cadeaux». Mais le fisc s’en tient à un chiffre de 227. Estimant qu’elles auraient pu avoir été vendues en douce, il a infligé un second redressement. Avec les pénalités, le total cumulé par les trois héritières dépasse 60 millions d’euros. Aujourd’hui, un arrangementserait conclu avec le ministère du Budget, pour en revenir à un million d’euros. Une misère sur un tel héritage.
Tout ne serait pas réglé pour autant, car si cet accommodement fiscal se confirme, encore faudra-t-il qu’il soit approuvé par la famille, au sein de laquelle la discorde règne. Quand, en 2000, la veuve et la fille de César ont appris les disparitions dénoncées par le fisc, elles ont aussitôt porté plainte contre X.
Cadeaux et quiproquos L’experte judiciaire, Denyse Durand-Ruel, a beaucoup fait pour dégonfler l’affaire, ramenant l’ensemble des pièces manquantes au nombre beaucoup plus raisonnable de trente. Elle admet s’être globalement fiée aux explications de Stéphanie Busuttil, qui évoque des «cadeaux rémunératoires», sans en indiquer les bénéficiaires. L’artiste pouvait laisser des pièces dans les restaurants ou palaces qu’il fréquentait. Parmi celles recherchées figurait une Compression de ZX avec volant à gauche . Alain-Dominique Perrin, président de la Fondation Cartier, ami de Stéphanie Busuttil et de César, dont il fut l’exécuteur testamentaire, a volontiers admis en posséder une, reçue «en remerciement de tout ce qu’il avait fait pour son œuvre». Il en fut de même apparemment de Catherine Millet, qui avait invité l’artiste à la Biennale de Venise en 1995, quand elle était l’organisatrice du pavillon français.
La Suite milanaise est un bon exemple des quiproquos qui entourent cette affaire : quinze compressions de Fiat, de 1998. Stéphanie Busuttil a confié qu’à la veille de mourir, le sculpteur avait fait cadeau de dix d’entre elles (d’une valeur de deux millions d’euros) au patron de l’entreprise italienne qui avait réalisé les compressions, une autre à sa Fondation, une autre encore à un intermédiaire. Les trois restantes sont, selon elle, «dans la succession». Le problème, c’est qu’Anna, fille et héritière de l’artiste, dit, elle, «n’avoir aucune idée de ce qu’elles sont devenues». Les policiers sont restés sceptiques devant ce «soudain accès de générosité d’un personnage particulièrement pingre».
Le 24 décembre 2004, la police rendait un rapport d’enquête très accusatoire qui «démontrait de manière incontestable l’implication totale de Stéphanie Busuttil dans ces mystérieuses disparitions.» Il soulignait sa «mauvaise foi, mise en évidence dans les rares explications données aux services fiscaux et dont certaines se sont révélées erronées, fantaisistes, ou contradictoires». La police estimait que Stéphanie Busuttil, jouant sur le «flou artistique» des inventaires, aurait «détourné ou dissipé sciemment près de 200 œuvres à la succession».
Coup de théâtre, la juge d’instruction, Sylvia Caillard, n’a pas suivi les conclusions de la police, visiblement convaincue par les explications de Stéphanie Busuttil, selon laquelle il ne reste que «38 manquants, de peu d’importance». La juge a refermé le dossier, notant dans son ordonnance de non-lieu, du 20 octobre 2006, qu’il «pouvait être repris, s’il survenait des charges nouvelles». «Toutes les procédures sont closes», constate l’amie de César. Restait à convaincre le fisc et la fille du sculpteur qui dit toujours être sans nouvelles d’œuvres majeures. A l’instar de l’original deFanny Fanny ou d’un Pouce haut de 6 mètres.
Vincent Noce Libération du 1er juillet 2008
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