SPECIAL FIAC. Le choix de Beatrix Ruf, directrice de la prestigieuse Kunsthalle de Zurich: «Shana Moulton, qui adopte ici une posture très chargée artistiquement devant un espace chargé de décorations clinquantes, semble chercher une sorte de réflexion illuminée face au consumérisme – une quête qui pourrait aussi nous habiter face à une exposition artistique. Dans ses vidéos et performances, elle opte pour une narration décalée qui combine à la fois un humour qui nous touche et une sensibilité pop très personnelle. Moulton s’empare d’identités qui interagissent avec le monde de tous les jours mais de façon irréelle, juxtaposant les significations de toutes sortes, jusqu’à les rendre complexes.»
La Fiac ouvre ses portes aujourd’hui à Paris, mais, la semaine dernière, Jennifer Flay, très respectée patronne de cette manifestation, arpentait à Londres les allées de Frieze, une foire d’art dans Regent’s Park. Pas vraiment une rivale de l’événement parisien, qui compte quarante années au compteur, mais quand même. Jusque-là dédié exclusivement à l’art contemporain, ce salon, qui en est à sa 11e édition, s’est donné une extension, Frieze Masters, qui mêle avec plus ou moins de bonheur le neuf et l’ancien.
«C’EST DE LA FOLIE»A Frieze, Jennifer Flay a fait un passage rapide à la section contemporaine. De ce côté, guère d’inquiétude: le plancher était à demi effondré et les exposants se plaignaient du prix élevé des stands. «Je me concentre sur Frieze Masters, car elle propose, comme la Fiac, du moderne et du contemporain», disait Fley, ajoutant «n’avoir jamais bien compris comment on pouvait présenter la création en apesanteur, sans se référer au passé». Elle a scruté chaque stand, posant des questions sur les artistes, admirant Malevich, Toulouse-Lautrec et une spirale en plexiglas de Dan Graham. Elle est repartie plutôt rassurée, «un quart du pavillon» n’étant à ses yeux pas vraiment au niveau.
Certains prétendent le contraire, mais la crise affecte la majeure partie du monde de l’art. Qui a d’ailleurs poussé un ouf de soulagement en apprenant que la France renonçait à une taxe à l’importation des œuvres à 10% (elle est en fait passée de 7 à 5%). Raison de plus pour chouchouter les milliardaires arabes ou russes installés à Londres. A Frieze, l’emplacement le plus couru par la presse était celui de Larry Gagosian, avec un garde du corps à côté de chaque homard ou joli cœur en inox coloré de Jeff Koons: 40 millions d’euros posés sur le stand. A Bond Street, Sotheby’s avait invité un DJ avant de mettre aux enchères un tableau de la star chinoise Zeng Fanzhi. La maison Christie’s avait sorti un triple portrait de Lucian Freud par Bacon, dont elle attend 100 millions d’euros lors d’une vente en novembre, à New York.
Sur la planète, il y a désormais plus de 500 foires d’art contemporain par an, chacune affichant une ambition internationale. Pour le galeriste parisien Kamel Mennour, «c’est de la folie». Les galeries ont besoin de ces événements pour exister, mais il leur faut débourser à chaque fois plusieurs dizaines de milliers d’euros. «Nous avons un palmarès, explique la marchande zurichoise Eva Presenhuber. La plus importante des foires, c’est Art Basel, à Bâle. Les organisateurs consacrent cinq fois plus de temps et d’attention aux exposants. Il faut suivre quatre semaines de réunions pour s’accorder sur la présentation.» Elle a cependant un faible pour la Fiac, dont elle fut l’une des premières participantes.
Tout a commencé en 1973, quand un Salon international de l’art contemporain a ouvert ses portes dans l’ancienne gare de la Bastille, enrôlant 80 galeristes. A ses débuts, la Fiac, comme elle fut vite rebaptisée, recevait 12 000 à 15 000 visiteurs. Cette année, elle en attend cinq fois plus, sur les stands de 184 marchands. Tout cela grâce à la force de persuasion d’une poignée d’opérateurs. Après avoir ouvert une galerie à Rennes, Henri Jobbé-Duval s’est consacré à cette aventure, avec Jean-Pierre Jouët, fondateur du Salon nautique : «La Fiac ne rapportait pas un centime, il a fallu au moins cinq ans avant d’obtenir un résultat.»
«TRAVERSÉE DU DÉSERT»La foire a dû traverser les crises du marché de l’art, s’installer sous une tente quai Branly ou dans des hangars Porte de Versailles. Jennifer Flay l’a fait revenir au Grand Palais avec son complice Martin Béthenod (ce proche de l’ex-ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon dirige depuis la fondation Pinault à Venise). Aujourd’hui, la Fiac a repris confiance, mais elle n’est jamais sortie de Paris. «Quand nous avons essayé de s’exporter à Miami, les marchands nous ont dit qu’ils n’étaient pas intéressés, les institutionnels, n’en parlons pas», se souvient Jobbé-Duval. Art Basel a pris la place.
Lorsque la galeriste Jennifer Flay, journaliste à l’origine, a repris la Fiac il y a dix ans, Beaux Arts Magazine titrait : «La Fiac, anniversaire ou enterrement». «Tout était à refaire, cette foire sortait d’une traversée du désert.» Avec Béthenod, elle a fait le tour des marchands dans le monde. En 2006, le retour au Grand Palais a permis de faire revenir des grands noms. Les marchands veulent capter les nouveaux riches venus du Golfe, de Russie ou de Chine. Ce n’est pas une coïncidence : fondateur du centre Pompidou-Metz, Laurent Le Bon souligne combien les profonds «changements de la consommation culturelle ont accompagné ceux du monde du luxe». D’un lieu à l’autre, on retrouve les mêmes clients, les mêmes entrepreneurs, comme François Pinault et Bernard Arnault. Jean-Marie Gallais, qui rédige une histoire de ces 40 ans pour un catalogue de la galerie Max Hetzler, créée à Stuttgart en 1973, souligne combien cette «expansion considérable du marché de l’art, pour le meilleur et pour le pire, s’est réalisée en connivence avec ces industries du luxe et leurs nouveaux publics».
En France, le démarrage fut lent et chaotique. Tous s’accordent à le dire, le président Georges Pompidou (1969-1974) et son épouse, qui collectionnaient Vasarely et Niki de Saint Phalle, ont été les initiateurs de cette longue bataille. L’ouverture du centre Pompidou en 1977 a été un moment clé. Auparavant, aucun conservateur ou historien de l’art ne s’intéressait à la création vivante. C’est alors, pour le sociologue Alain Quemin, qu’est née cette dichotomie absurde, toujours présente dans les esprits, opposant le patrimoine - défendu par les conservateurs et les historiens de l’art - à la nouveauté - défendue par une poignée d’administrateurs qui ont pris le pouvoir dans les institutions culturelles et ont fini par emporter la partie.
En 1996 encore, un intellectuel comme Jean Baudrillard pouvait comparer (dans Libération) l’art vivant à la pornographie, «s’appuyant sur la banalité et le déchet» pour créer «une valeur» idéologique et marchande. Le critique Philippe Dagen répliquait par un ouvrage contre la «haine de l’art». Interrogé par le critique d’art Jean-Louis Pradel (disparu la semaine dernière), il dénonçait «l’hostilité et l’ignorance des élus locaux», ainsi que «l’inertie et l’indifférence du corps social et politique» à l’égard de la création.
Une dispute qui paraît incroyablement dépassée. Aujourd’hui, aucun candidat à la présidentielle ne manque la visite de la Fiac. «Il y a quarante ans, il n’y avait pratiquement pas de centres d’art contemporain en France, il doit maintenant y en avoir 2 000 ou 3 000», assure Le Bon. Récemment, lors d’un colloque à Istanbul, des directeurs de musées occidentaux racontaient le même retournement. Hier, personne ne venait voir l’art vivant ; aujourd’hui, la foule ne vient que pour cela… Et la France est la première à faire amende honorable. Les musées ayant, depuis un siècle et demi, raté tous les artistes, de Monet à Picasso, «la peur les conduit à tout couvrir», s’amuse l’historien de l’art et conservateur Jean-Hubert Martin, qui fut un des premiers à défendre la place de l’art contemporain dans les musées.
«ARTISTES STARS»Les médias aussi jouent un rôle essentiel de légitimation, souligne Béthenod. «Aujourd’hui, les artistes sont des stars, présents partout, dans la presse féminine, les magazines people. A l’époque, personne n’en parlait, même dans les revues d’art.» Et si le Figaro ou Télérama s’y aventuraient, c’était pour crier à la supercherie. Comme l’écrivait la sociologue Nathalie Heinich, dans le Triple Jeu de l’art contemporain (1998), les transgressions des artistes et la réaction négative du public engendraient «des propositions un peu provocantes, des rejets plus violents et une institutionnalisation toujours plus sidérante». Pour Alain Quemin, ce poids acquis par l’administration et l’impuissance de cette même administration en dehors de la France sont devenus les grandes faiblesses de la scène française. Dans les Stars de l’art contemporain, une étude que vient de publier le CNRS, il décrypte le fait que, depuis des décennies, les artistes français sont toujours aussi peu présents, aussi bien dans les galeries et les expositions que dans les ventes. Au fond, la Fiac serait une belle vitrine dans un pays qui a du mal à suivre le mouvement.
L’art contemporain en France, estime ce sociologue, a également été handicapé par un enfermement dans le minimal et le conceptuel le plus radical. Tout cela change. Dans ces foires, on en trouve pour tous les goûts, du plus abstrait au plus léger. Au point qu’Eric de Chassey, directeur de la villa Médicis, s’inquiète d’une course au consensuel et au «ludique». Il redoute un «renversement complet», l’art se livrant comme immédiatement accessible, alors que «le contemporain, c’est ce que je ne comprends pas, ce qui me remet en question». Pour Jean de Loisy, directeur du Palais de Tokyo, «nous étions des héritiers de l’histoire, aujourd’hui, nous sommes dans l’urgence du contemporain. Il faut pouvoir dire : "J’ai été témoin." Ce besoin est à prendre au sérieux. Il n’est pas simplement un phénomène de mode ou de marché, mais une volonté latente de se confronter à quelque chose d’essentiel : une aventure qui dise ce qu’est l’homme.»
Vincent NoceIn Libération du 23 octobre 2013