Il était un grand peintre, qui a livré une œuvre dérangeante et singulière, exposant la chair comme jamais. A 88 ans, Lucian Freud s’est éteint dans la nuit de mercredi à jeudi à son domicile de Londres, de brève maladie. Annonçant la nouvelle, son marchand, William Acquavella, a voulu souligner combien l’artiste entendait rester «à l’écart du bruit et de la fureur du monde de l’art».
Lucian Freud vivait seul dans une maison XVIIIe de Notting Hill, passant son temps à peindre dans son atelier au second étage, affichant une indifférence absolue aux mondanités, et aux cotes stratosphériques atteintes par ses toiles aux enchères. Il était le petit-fils de Sigmund Freud, parenté à laquelle il n’accordait pas beaucoup d’intérêt. Et qui ne se retrouve certainement pas dans une œuvre, qu’il a toujours voulue réaliste jusqu’au moindre détail.
Né le 8 décembre 1922, fils de l’architecte Ernst Freud et d’une fille de bonne famille née Lucie Brasch, Lucian Freud a vécu son enfance dans le quartier huppé de Zoologischer Garten, à Berlin. En 1933, fuyant le nazisme, sa famille s’est installée à Londres. Lucian s’est baladé d’école en école, se faisant virer pour avoir montré ses fesses dans la rue, jeu quasi obligé des adolescents britanniques. Il fut même accusé, à tort semble-t-il, d’avoir mis le feu à l’un de ses premiers établissements d’art, avec un mégot mal éteint.
En 1941, rêvant de gagner New York, il s’engage dans la marine, est démobilisé un an plus tard pour raison de santé. Il n’est pas allé à New York, mais grâce à une tête de cheval sculptée (il a toujours adoré les bêtes), il a pu entrer à l’école des arts appliqués de Londres. Il y fera long feu.
Il dessinait ou peignait des portraits de ses proches, sa mère, sa première épouse aux yeux de chat, d’une exécution très appliquée, où l’imagination ne prenait aucune part. Professant un refus catégorique du surréalisme, il considérait toute invention comme un artifice insupportable (peut-être Sigmund aurait-il livré quelques clés ici). S’il a fait apparaître une tête de zèbre passant par la fenêtre dans une vue d’atelier de 1944, devenue fameuse pour cette seule incongruité, c’est que l’animal empaillé figurait bien chez lui, offert par une de ses (multiples) conquêtes féminines. Il n’a pas plus de valeur que la plante en pot. Accroché à sa première exposition, à la galerie Lefèvre, le tableau «freudien» n’en reste pas moins une pochade.
Mauvais garçons.
Après la guerre, sa rencontre avec Francis Bacon, Frank Auerbach, Leon Kossoff et Michael Andrews dans un groupe emmené par R.B. Kitaj, qui allait prendre le nom d’«Ecole de Londres», fit basculer sa technique. Bacon et Auerbach l’ont convaincu de quitter sa manière fine et linéaire pour se laisser aller aux grands coups de brosse. Qu’il appliquait toujours dans des tonalités sourdes, dans les beiges et les gris, rehaussés de traces de blanc argent. Sa peinture se faisait de plus en plus épaisse.
Dans les pubs de Soho des années 40, les (mauvais) garçons buvaient, fumaient, draguaient : on prête au vieux célibataire un nombre incalculable d’enfants, et encore plus de liaisons, certaines scandaleuses (comme de passer, à l’occasion, de la tante à la nièce, qu’il épousa). En 1946, le jeune homme se rendait à Paris, réussissant à voir Picasso et surtout Giacometti, avant de rallier l’Italie. Certains ont voulu chercher une filiation avec Giacometti, mais le rapprochement ne saute pas aux yeux. En revanche, comme Francis Bacon, il a acquis la conviction qu’ils pouvaient créer leur propre univers dans leur atelier, à l’image du sculpteur de Montparnasse travaillant sans relâche la figure d’Annette. De cet atelier, jusqu’à son dernier souffle, donc, Lucian Freud n’est jamais sorti. Sauf exception, ses portraits sont ceux de ses parents et de ses amis. Il s’est bien essayé à la confrontation avec les maîtres, comme Cézanne, Chardin ou Watteau. Ses dernières années, il travaillait dans son jardin, reproduisant une végétation touffue, dans laquelle se dessinait la tombe de son chien Pluto.
«Drag queen».
Mais il s’est surtout consacré à des portraits, sur lesquels il revenait encore et toujours. Il en a réalisé une série, sans concession, de sa mère après qu’elle se fut livrée à une tentative de suicide. Il pouvait prendre plus d’une année à faire poser son modèle, jour après jour pendant des heures. Il en avait besoin pour faire sortir, derrière le personnage, un tout insaisissable. Il aura bien dû faire quelques concessions au genre pour celui, officiel, de la reine Elisabeth II, livré en 2001, mais il faut bien avouer que le résultat est difficile. La pauvre reine a le menton de travers et le cou d’un taureau, si bien que le tabloïd The Sun accusa le peintre d’avoir fait de la reine un travelo («drag queen») et qu’un photographe du palais royal proposa de jeter le peintre au cachot.
Au même rayon des portraits, le top model à scandale Kate Moss fut furieuse du sien, enceinte, si bien qu’elle le racheta aux enchères pour l’enfouir au placard. Jerry Hall, épouse de Mick Jagger, qu’il avait peinte en train d’allaiter son Jagger Jr., n’était pas contente non plus et menaça de lui faire un procès ; alors, Freud repeignit le visage de son assistant par-dessus, le bébé restant là sur le sein. Bizarre.
Flaccidité.
Ses deux modèles de prédilection étaient de vrais personnages : Leigh Bowery, extravagante vedette de la scène gay de Londres, et Big Sue, surnommée «Benefits Supervisor», car elle travaillait dans les services sociaux de la ville. Il s’est longuement confronté à leur nudité, exagérant des chairs tombantes et énormes, des appareils génitaux posés au centre du tableau, des peaux blêmes, frôlant le morbide. On est presque gêné d’être là, dans la position du voyeur d’une obscénité sans propos. Une photographie très intéressante prise dans son atelier, où la jeune épouse de Leigh Bowery pose à l’embrasure d’une fenêtre, montre combien, partant du joli corps d’une fille plutôt gironde, Lucian Freud pouvait à plaisir accentuer la lourdeur des seins, la flaccidité des chairs, les taches pâles. Souvent, le chien est là ; comme pour rappeler le spectateur à cette attraction animale, qui finit par envahir l’humain. L’artiste se mettait lui-même en scène : personnage formidable pris en contre-plongée aux côtés de deux de ses enfants miniaturisés, ou encore peintre nu tenant son pinceau.
Dans cette narration autocentrée, réduite à l’essentiel, Lucian Freud faisait rarement surgir une jambe de trop, ou posait la queue d’un rat frôlant un sexe. Tout devait être là, dans ces quatre murs de l’atelier, la feuille de papier au sol, la plante, le lavabo, le lit, le chien Pluto, ou alors Eli, celui de son assistant. Dans les meilleurs moments de l’artiste, du dos de Leigh Bowery, il faisait de la chair une peinture.
Vincent Noce - Libération du 23 juillet 2011