Malgré plusieurs crises, le secteur se redresse, surtout aux Etats-Unis et en Chine. Tout ce qui brille n’est pas d’or. 385 millions d’euros échangés en une seule soirée chez Christie’s à New York. Un triptyque de Bacon dépassant les 100 millions d’euros, un diamant rose à 60 millions, un Pollock de 1948 à 42 millions, un Bouddha en bronze doré du XVe siècle à 17 millions… A première vue, à coups d’enchères spectaculaires, le marché de l’art semble ignorer les difficultés du monde. Il n’en a pas fallu davantage pour que les médias répercutent des déclarations péremptoires, proclamant que ce négoce avait «dépassé la crise», voire qu’il en serait comme par enchantement «déconnecté» - ce qui est contredit par les professionnels -, «la Chine caracolant en tête» - ce qui est contredit par les chiffres. Le but des commerciaux qui répandent ces interprétations est simple : valoriser leur propre existence. Il faut bien que les médias aient une utilité…
Tout n’est pas faux néanmoins, dans ce jeu d’ombres. A Maastricht, aux Pays-Bas, où s’est terminée dimanche une des grand-messes du milieu, après un passage difficile, les antiquaires ont poussé un soupir de soulagement, grâce aux achats contractés par les clients venus d’Amérique et de Chine. Significativement, le plus beau succès de la foire est la vente à un amateur chinois d’un plat, décoré d’un dragon sur fond bleu cobalt de la dynastie mongole des Yuan (1279-1368), présenté par une galerie de Hongkong. Il n’en existe que trois de cette taille dans le monde. Celui-ci a changé de mains pour 15 millions d’euros. Rencontrée à cette occasion, Clare McAndrew, professeur à l’université de Dublin, confirme le redressement du marché global, après la crise de 2008 et celle, de moindre amplitude, de 2012 : «Le marché a repris 8% l’année dernière.»Néanmoins, il ne retrouve pas son record historique de 2007.
Par-dessus tout, cette évolution masque des contradictions brutales. Cette économie est prise dans un phénomène de ciseaux : l’écart ne cesse de se creuser entre quelques stars et leurs marchands, la grande majorité des artistes et galeristes se débattant toujours avec une situation difficile. «Moins de 10% des marchands accaparent désormais 60% de l’argent des ventes. Certains ont doublé leur chiffre d’affaires, mais d’autres avouent avoir plongé de 50%», fait observer cette chercheuse. Selon les continents et les secteurs, la situation est également très contrastée.
Milliards.
L’enjeu n’est pas mince. Le sort de la création artistique dépend beaucoup du marché. Ce commerce occupe plus de 2 millions et demi d’emplois qualifiés dans le monde, dont 500 000 en Europe, engendrant 12 milliards d’euros en revenus indirects. L’optimisme affiche son élégance dans les salles de ventes de Manhattan. En 2003, Christie’s et Sotheby’s brassaient 2,5 milliards de dollars de revenus, l’équivalent de 3 milliards d’euros d’aujourd’hui. Dix ans plus tard, ce montant approche les 10 milliards d’euros. Cet essor accompagne un changement accéléré du goût. Il y a une quinzaine d’années, tableaux et meubles anciens représentaient la moitié de cette activité. Aujourd’hui, la peinture classique est tombée à 7% des chiffres de Christie’s, et les meubles, à 3%. 45% de l’activité du marché mondial se reporte sur la production née depuis 1945. L’art contemporain donne confiance aux nouveaux acheteurs, qui ont un contact direct avec une œuvre leur conférant un statut social.
Les deux multinationales en profitent pour conquérir du terrain, sans crainte de bousculer les marchands traditionnels. Elles se sont lancées dans les ventes en ligne, qui restent un phénomène limité. Plus important, «30% des ventes de Sotheby’s l’année dernière se sont réalisées sur une base privée, ce qui ne s’était jamais vu», témoigne Guillaume Cerruti, président de sa branche française.
Les Etats-Unis sont les premiers à profiter de l’envolée des prix. En 2013, indique Clare McAndrew, les ventes ont fait un bond de 25% dans ce pays. 80% des œuvres valant plus de 10 millions d’euros ont été vendues en Amérique… C’est ce segment le plus élevé qui porte la croissance, le reste du secteur demeurant assez morose. En comparaison, l’Europe est à la traîne.
Quant à la Chine, handicapée par ses vices structurels, elle se remet difficilement des coups d’arrêt brutaux des années précédentes. Son activité n’a progressé que de 2% en 2013, autrement dit, en termes réels, elle accuse un recul. «Il y a seulement une douzaine d’années, personne n’aurait imaginé que les maisons de vente Poly ou Guardian, à Pékin ou à Shanghai, deviendraient parmi les plus actives au monde», souligne François Curiel, qui préside aux destinées de Christie’s en Asie. En septembre, la société a ouvert sa première vente en solo sur le continent, proposant vins et bijoux aux nouveaux riches de Shanghai. Deux mois plus tard, associée à un partenaire local, Sotheby’s a choisi Pékin pour faire de même. «En même temps, avertit Curiel, si l’on tient compte des chiffres réels, la Chine est nettement distancée par les Etats-Unis. Elle se rapprocherait du Royaume-Uni, en seconde ou même en troisième position…»
Anarchie.
Ce qui n’empêche pas les milliardaires chinois d’être actifs à New York comme à Londres, où ils achètent non seulement de la céramique ou de la joaillerie, mais aussi désormais des Basquiat, Picasso ou même Rembrandt : 22% des ventes chez Christie’s l’année dernière ont été ainsi effectuées au profit de clients asiatiques (1).
En Chine même, c’est beaucoup plus compliqué. Tous les acteurs le reconnaissent : le système est perturbé par l’anarchie ambiante, entretenue par une spéculation frénétique. Intriguée, Clare McAndrew a effectué des recherches pour constater que près d’un lot sur trois adjugés n’a jamais été payé. Beaucoup acquièrent un objet pour le revendre tout de suite. S’ils n’y parviennent pas, ils n’effectuent pas le règlement. Mais il y a également un nombre considérable de clients qui rendent leur acquisition, après s’être aperçuqu’il s’agissait d’une contrefaçon… Plusieurs sociétés réclament maintenant un dépôt aux enchérisseurs, avec un succès inégal. Le marché chinois est aussi affecté par des travers structurels : un système bureaucratique, la censure, des taxes élevées, le manque de personnels formés, l’absence d’infrastructure culturelle, une création artistique pour une bonne part artificielle. La contrefaçon, qui a pris une ampleur inédite, sape la confiance des acheteurs Et, en économie comme dans la vie, la confiance est un facteur essentiel.
(1) Dans ces grandes maisons, avant de participer à des enchères, les clients doivent en effet remplir des fiches de renseignements, pour garantir leurs moyens de paiement. Significativement, 30 % étaient des nouveaux venus l’année dernière, dans les salles de Christie’s à travers le monde.
Vincent NoceIn Libération du 27 mars 2014