Jeff Koons est l’artiste vivant le plus cher au monde. Chez Sotheby’s, mercredi à New York, une œuvre de lui s’est vendue 15 millions d’euros, battant le précédent record de l’artiste, de la veille chez Christie’s. Certains verront un signe des temps dans ce record kitsch : un cœur rose géant chromé, noué d’un ruban doré. En tout cas, soulagement des marchands, après les ratés une semaine plus tôt dans la même salle. Cinq minutes après, un autoportrait de Francis Bacon montait à 34 millions de dollars (22 millions d’euros). Le dernier mis aux enchères avait fait 10 millions. Petit, mais beau, celui-ci laissait les traits de l’artiste reconnaissables. C’est le dernier autoportrait encore en mains privées. La séance a plafonné à 46 millions de dollars avec une des Corridas du même, en mouvement circulaire, brossé de peinture blanche comme de jets crachés par le taureau.
En fin de vente, des artistes néo-pop chinois firent leur entrée dans ce cénacle. Une assemblée des plus gros capitalistes au monde, assortis d’élégantes, applaudit ainsi à des gardes rouges ou à un portrait de Mao, sans ironie. Les responsables de Sotheby’s jubilaient. 316 millions de dollars (200 millions d’euros) : la plus belle séance d’enchères jamais réalisée ici. Le record datait du printemps 1990. Juste avant le krach, rappelleront les mauvais esprits. La veille, Christie’s avait redonné confiance, avec une soirée encore plus réussie (325 millions de dollars). Hugh Grant, à l’abri des regards dans un petit salon, est reparti avec le jackpot. Le comédien a revendu pour 21 millions de dollars (15 millions d’euros) une Liz Taylor par Warhol qu’il avait achetée 3,5 millions en 2001 à Londres. Soit près de trois millions de dollars de bénéfice par an… D’autant plus étonnant que ce tableau est l’un des moins réussis de la série. La salle s’est moins battue pour un Rothko sans vigueur.
Montagnes russes.
Près de la moitié des acheteurs sont américains. Les Européens représentent le reste, appâtés par la faiblesse du dollar. Le diamantaire londonien Laurence Graff est sorti tout content de ses Basquiat et Warhol, pourtant payés au prix fort. Dans une atmosphère purement spéculative, on pouvait voir des collectionneurs surenchérir pour des œuvres assez faibles, incités par les grands marchands, qui en profitent pour valoriser leurs propres stocks. Larry Gagosian, galeriste de Jeff Koons, a lui-même racheté les deux œuvres records de son artiste… «Le marché de l’art est passé de la vitesse du son à celle de la lumière», s’exclamait l’un des analystes financiers qui craignaient un krach.
La semaine dernière, consacrée à l’art impressionniste et moderne, s’était en effet passée en montagne russe. Le mardi 6 novembre, premier soir triomphal chez Christie’s : 490 millions de dollars, approchant le niveau historique de l’an passé. Mercredi, les choses se dégradaient chez Sotheby’s. La faute à Van Gogh ? La société a-t-elle eu tort de placer ce Champ de blé, peint une semaine avant son suicide, lot n° 9 estimé 30 millions de dollars ? Des enchérisseurs rivés au téléphone apprenant que le cours du Dow Jones avait encore perdu 320 points, au n° 9, personne ne s’est manifesté. Et la vente a dévissé. A la sortie, un tableau sur quatre n’avait pas trouvé preneur, ce qui ne s’était pas vu depuis des années, pour un résultat de 270 millions de dollars contre 400 millions attendus. Tout le monde reconnaît que le succès a été cassé par des prix planchers trop élevés, qui ont écœuré les amateurs.
Le lendemain, le cours de Sotheby’s en Bourse dégringolait de 37 %. Dès lors, les analystes financiers s’inquiètent des risques accumulés dans la concurrence féroce opposant les deux rivales, qui les pousse à multiplier les offres financières aux collectionneurs. Ayant réalisé un excellent premier semestre, Sotheby’s a voulu pousser trop loin son avantage. Le Van Gogh, ainsi qu’un Braque, lui restent sur les bras, puisqu’elle a dû régler un prix minimum garanti aux vendeurs. En tout, elle aurait perdu dans la soirée une quinzaine de millions de dollars en garanties. De même, Christie’s avait promis 20 millions de dollars à Hugh Grant. L’année passée, les garanties consenties par Sotheby’s représentaient 35 % de l’estimation basse de sa session d’art contemporain. Le niveau tournerait autour de 80 % cette année, allant jusqu’à promettre 60 millions de dollars pour les deux Bacon (pari gagné, cette fois).
Cahot.
Christie’s serait allée, elle, jusqu’à 52 % de sa vente. Nul doute qu’un frein doive être mis à ces largesses. Et, plus important pour le marché, les experts devraient se montrer plus stricts dans les évaluations proposées aux clients. En dépit des succès, plusieurs lots n’atteignent pas, ou à peine, le bas de la fourchette. Il reste donc des fragilités dans une conjoncture financière tumultueuse. Des corrections sont attendues pour des artistes vivants inconnus et portés au pinacle en quelques mois. Toutefois, en moins de deux semaines, environ deux milliards de dollars auront changé de mains. Les firmes s’appuient sur un marché mondialisé qui reste porteur dans tous les domaines : un Renoir acheté 8 millions de dollars il y a quinze mois s’est revendu 11 millions ; une vente de montres à Genève a enregistré 28 millions de dollars. A leurs yeux, ce cahot n’est pas la secousse annonciatrice d’un séisme. Champagne ! Le regard rivé sur la Bourse quand même…
Vincent Noce -
Libération du 16 novembre 2007