«L’argent qui vient de la création revient à la création.»
Ainsi Pierre Bergé nous a-t-il confié voir cet événement : la dispersion aux enchères de la collection d’art qu’il a constituée pendant près de cinquante ans avec Yves Saint Laurent disparu, le 1er juin. Jusqu’à lundi matin, elle est exposée au Grand Palais, après quoi, à 19 h 05, Me François de Ricqlès (lire page 4) fera tomber le premier coup de marteau sur un petit paysage italien de Degas.
Amour.
A cette occasion, Libération a voulu donner carte blanche à Pierre Bergé pour choisir, et commenter, les témoignages de leur intime complicité. La formation d’un goût dans une collection, mais aussi les fils invisibles tissés par le couturier avec ses créations, voici ce que nous tentons de présenter dans ces pages, plutôt que les superlatifs des chiffres. S’il faut en passer par là, livrons-en rapidement : trois jours de vente, pour plus de 700 œuvres, dont Christie’s et la maison de ventes aux enchères de Pierre Bergé attendent de 200 à 300 millions d’euros.
Destinés, en grande part, à la Fondation qui a déjà fait un extraordinaire travail de sauvegarde et de valorisation de l’œuvre du grand couturier. Une semaine avant le décès de Saint Laurent, Pierre Bergé se trouvait au musée des beaux-arts de Montréal pour la première rétrospective consacrée à celui qui donna plus que la liberté, le pouvoir, aux femmes. «Je ne sais si la haute couture est un art, livrait-il dans l’émotion du moment, mais ce que je sais, c’est qu’elle a eu besoin d’un artiste, et que cet artiste, ce fut Yves Saint Laurent.» Il sera toujours temps, après la vente, d’en décortiquer les résultats.
Parions ici qu’un tel ensemble transcendera le ressac du marché de l’art. Pas seulement parce qu’il fut composé par le créateur et l’entrepreneur que réunissait une grande histoire d’amour. Parce que son éclectisme se combine à un grand goût, équivalent à celui des honnêtes hommes de la Renaissance, et en même temps s’inscrit sans l’ombre d’une hésitation dans le XXe siècle.
Intuitions.
Des perles à n’en plus finir : un nu de Matisse appuyé sur un arbre, des plats émaillés de Limoges, des coupes de Hanovre, des plateaux d’Augsbourg, des ivoires tournés, une commode d’Eileen Gray, un tabouret de Legrain… Rien en ce sein ne paraît secondaire. Cette sensibilité est née d’intuitions, de découvertes, de hasards, et aussi de connivence, avec des artistes vivants comme Claude et François Xavier-Lalanne, dont les Empreintes - moulées sur le corps de modèles - furent même mises à contribution pour une des collections de la période pop du couturier. Avec des marchands, aussi, auxquels ils ont fait confiance et qui leur ont fait confiance, Marc Blondeau et, surtout, Alain Tarica pour l’art moderne, les talentueux Alexis et Nicolas Kugel, pour l’orfèvrerie et autres objets d’art anciens. Les périodes sont les plus précieuses des artistes concernés, les origines souvent prestigieuses. La sculpture africaniste de Brancusi des années 1910 a été acquise par Fernand Léger, qui l’aurait échangée contre un de ses tableaux. La Tauromachie de Toulouse-Lautrec a été dessinée pour la couverture d’un album des scènes bordelaises de Goya. Il Ritornante (le Revenant) de Chirico a été peint lors de son hospitalisation nerveuse. André Breton nous apprend que le peintre, alors encore authentique, eut ce rêve d’un retour du père mort en Napoléon III. Conseillé par Breton, Jacques Doucet l’acheta à l’exposition surréaliste de 1925, galerie Pierre.
A des périodes différentes du siècle, un parallèle nous vient entre Saint Laurent et ce grand couturier, collectionneur et mécène, qui l’avait précédé. De Mondrian, Pierre Bergé et Yves Saint Laurent ont réuni toutes les étapes de la création : un paysage, un découpage en rectangles de couleurs bornés de noir, puis le retrait de la couleur, avec cette bande de carmin sur le bord, qui reste, et nous rappelle le trait vif de Warhol sur l’œil injecté de Saint Laurent.
Périodes.
Les deux hommes ne vivaient plus ensemble rue de Babylone. On pourrait trouver le grand art, des peintres modernes ou des créateurs de l’art déco, dans la pénombre de laquelle l’un s’était enfermé. Un raffinement savant pour Frans Hals, les objets d’art de la Renaissance ou du XVIIe chez celui qui se livrait au grand jour aux conquêtes des affaires.
Ce n’est pas du tout l’avis de l’intéressé, pour lequel ces nuances correspondent en fait à des périodes successives, dans lesquelles ils ont toujours tout partagé : «Il n’y a pas une collection Bergé et une autre Saint Laurent, qui puissent être distinguées.» D’où cette décision de se séparer d’un tout indissociable. Ils ont aimé les objets de vertu, ce qui signifiait, dans le temps, avoir du souffle, du cœur, du courage. La maison de couture vendue, Yves éteint, Pierre Bergé n’a rien voulu retrancher d’une collection qui n’avait «plus de sens pour lui». Il ferme une vie.
Vincent Noce - Libération du 21 février 2009