Une table sans pieds n’est pas vraiment une table. Cette proposition, qui tombe sous le sens commun, a été en gros reprise par la Cour de cassation pour donner raison aux époux Pinault, qui s’étaient fait refiler à Drouot une «table à écrire Louis XVI», en réalité largement transformée après. C’est un nouvel épisode d’un feuilleton invraisemblable.
Fleurs. Le 14 décembre 2001, une animation frénétique s’est emparée de l’Hôtel des ventes. Les antiquaires se sont aperçus de la mise aux enchères de 34 objets d’art et meubles, pour quelques milliers d’euros, portant une marque «R», qui n’est autre que celle des Rothschild. Dans une salle bondée, les estimations sont centuplées. Personne n’a la moindre idée de l’origine du mobilier. Libération révèle qu’il provient de la villa Salomon de Rothschild, rue Berryer (VIIIe arrondissement de Paris), léguée à l’Etat en 1922 par sa veuve, la baronne Adèle. Cette vente en catimini avait été organisée par la directrice qui gérait les lieux, pour renflouer la caisse.
En 2005, la Direction des musées de France (DMF) s’est aperçue qu’à cette occasion s’étaient envolées 13 pièces d’argenterie d’Augsbourg et Nuremberg, léguées au musée de la Renaissance, au château d’Ecouen. Ayant mis quatre ans pour s’en apercevoir, la DMF avait autorisé l’exportation de certaines pièces. Cette orfèvrerie avait été oubliée avec le reste du mobilier. Depuis 1922, l’Etat n’avait jamais conduit d’inventaire. L’eau des pots de fleurs coulait sur les meubles. D’autres étaient en tas dans un débarras. Les experts ont trouvé un seau plein de vis et de marqueterie Boulle. Les pièces d’Ecouen étaient les plus belles de la vente. Ce n’était pas le cas de la table néo-Boulle acquise dans cette fièvre par Mme Pinault, pour 1,2 million d’euros.
Ebène. Quand son ébéniste l’a démontée, il s’est aperçu qu’elle avait été remaniée. L’expertise a établi que les pieds en ébène, les devants de tiroir et certains décors de bronze avaient été fabriqués «au XIXe siècle» avant d’être «assemblés sans soin». Les tribunaux ont quand même débouté les Pinault, car le catalogue mentionnait bien des «restaurations». En réalité, précise la Cour de cassation le 30 octobre, il s’agit de «transformations», dénaturant le meuble. Elle confirme sa jurisprudence de 2007 suite à un autre achat malheureux de Mme Pinault, une statue de pharaon d’une authenticité douteuse, sur l’erreur provoquée par les insuffisances du catalogue : le vendeur a une obligation d’informer, y compris sur les doutes. Elle a cassé la décision de juges qui estimaient que de tels «amateurs éclairés», assistés de leur expert, ne pouvaient ignorer le «risque» pris en achetant une table à l’estimation si basse (10 000 euros). Cet argument est régulièrement utilisé en cas de litige. La Cour dit : peu importe la qualité de l’acquéreur, ou ses sentiments subjectifs, ou la mise à prix de l’objet, seule l’authenticité compte, telle que décrite au catalogue. Le marché de l’art se rapproche du code de la consommation. Comme une machine à laver, un Picasso ou une commode de Bernard Van Risenburgh doivent bénéficier d’une garantie incontestable.
Vincent Noce
Libération du 3 novembre 2008