La Transfiguration, ultime chef-d’œuvre de Raphaël, le Laocoon, l’Agneau mystique de Van Eyck, les cycles de la Passion peints par Rubens ou Rembrandt. Il fut une époque bénie où ces œuvres, venues de Rome, des Flandres ou de Munich, étaient réunies au Louvre, par la grâce des expéditions napoléoniennes. Cet épisode a ressurgi la semaine dernière à Venise, le temps d’un colloque de l’Institut national du patrimoine avec l’Académie des sciences, des lettres et des beaux-arts.
Plusieurs spécialistes des deux pays se sont interrogés sur les délicates relations que les grands musées entretiennent avec le pillage. Dans une ville comme Venise, c’était une gageure. Mais les intervenants ont su user d’un brin d’ironie. Françoise Mardrus, du Louvre, a parlé de «rapatriements» pour évoquer les expéditions de Milan ou Berlin, faisant soulever les sourcils de son voisin, le professeur Gennaro Toscano. Ces spoliations qui ne portaient pas leur nom se fondaient sur un discours né dès la Révolution, promettant le sauvetage des trésors de l’humanité, seule la France étant à même de les rendre à l’admiration des peuples. En 1798, une grande Fête de la Liberté salua l’arrivée triomphale des chevaux de Saint-Marc au Champ de Mars.
Les départs des œuvres étaient négociés en dons, éventuellement dans les traités signés avec les principautés vaincues. Placé à la tête du Louvre de retour d’Egypte, Vivant Denon en fit une politique systématique, au point que pour Françoise Mardrus, ces prises «prenaient une importance plus grande que les victoires sur les champs de bataille». Rebaptisé musée Napoléon, le Louvre accueillit 5 000 chefs-d’œuvre. Le «rapatriement» aurait pu connaître une fin plus glorieuse si l’empereur avait respecté l’armistice de 1814, qui acceptait le maintien des œuvres exposées, seules celles en réserve étant restituées. Vivant Denon se dépêcha d’accrocher tout ce qu’il pouvait. Mais l’Histoire en voulut autrement. Un an plus tard, la France défaite fut forcée de rendre les 5 000 œuvres - sauf quelques échanges, comme les Noces de Cana tirées du couvent vénitien pour lequel Véronèse les avait peintes.
En fait, les historiens italiens ont eux-mêmes souligné que les Français avaient contribué à populariser en Europe la préservation du patrimoine et la naissance de musées. Ilaria Sgarbozza, de l’université de Pise, a ainsi évoqué l’ouverture à Rome des musées du Capitole et du Vatican. Installé sur le trône d’Espagne, le frère de Napoléon a encouragé la création du Prado. Le sujet n’est plus tabou : ayant longtemps dirigé le département gréco-romain du Louvre, Alain Pasquier a reconnu que l’historique du nombre d’œuvres pouvait être assez obscur. Dans un discours pétri d’indulgence pour les forbanteries du passé, il a appelé à jeter un regard pacifié sur une tradition remontant à l’Antiquité, qui n’est aujourd’hui plus de mise.
Vincent Noce - Libération du 20 mai 2011