Louise n’attaquera plus. Elle fut le grand sculpteur de la seconde moitié du XXe siècle, après Brancusi et Giacometti, dont elle partageait une inspiration surréaliste. Louise Bourgeois s’est éteinte lundi à 98 ans à New York, ville où elle avait choisi de vivre depuis sa jeunesse, adoptant même la nationalité américaine. Son œuvre est surtout connue du grand public par ses immenses araignées, qu’elle appelait des «Mamans». Ayant accédé à la notoriété sur le tard, elle est la mère d’une œuvre prolifique et assez effarante, d’une violence assourdie par l’ironie.
Ces dernières années, elle dessinait dans sa maison de Chelsea. Petite femme frêle, elle se déplaçait à l’aide d’un déambulateur pour accueillir chaque dimanche, comme depuis plus de trente ans, des jeunes artistes auxquels elle demandait d’apporter une œuvre. Et des friandises. Elle leur distribuait encouragements, conseils et avis négatifs, sans détours. «Elle n’était pas dure, comme on le dit trop souvent, témoigne la conservatrice Marie-Laure Bernadac, devenue son amie, mais elle pouvait se fermer d’un coup "par peur de l’autre", sur des blessures intérieures connues d’elle seule. Mais enfin, il y avait aussi cet immense sourire dans un visage tout ridé.» Le même sourire qu’elle arborait quand elle s’était fait photographier tenant un grand phallus ossifié, avec une veste qui lui donnait une allure de primate. L’agressivité, disait-elle, est partie intégrante de la sculpture. Elle est présente dans tout son art, sublimée par un humour bien français. Comme Marcel Duchamp, elle était l’exemple même du french artist, dont l’ambivalence était constitutive de ce «langage si personnel» dont parle Marie-Laure Bernadac. Tout, disait Louise Bourgeois, lui était inspiré par son enfance et son adolescence, par ses peines, par le pays d’origine dans lequel elle n’est jamais revenue vivre.
Elle s’était spécialisée dans les pieds
Louise Bourgeois, qui avait étudié à l’Ecole des beaux-arts de Paris, avait un dessin très maîtrisé, mais eut recours à une multitude de techniques et de matériaux pour renouveler un récit autobiographique dont elle projetait les morceaux. Elle est née en 1911, un 25 décembre. Il fallait montrer ce vrai tempérament d’emmerdeuse, capable, dès son premier jour, de gâcher le Noël de la famille. Elle-même racontait que le médecin, arrivé à la hâte, s’en était plaint ! Invitée par Beaubourg et la Tate Modern à Londres à une rétrospective en 2008 (elle avait 96 ans), elle reconstitua une petite maison évoquant la demeure de son enfance à Choisy-le-Roi, dans le Val-de-Marne. A partir de ses 11 ans, il arrivait à ses parents de lui demander de prêter la main à l’atelier familial de restauration de tapisseries. Elle s’était spécialisée dans les pieds, disait-elle avec son sens de l’autodérision. Elle parlait surtout du drame étouffé que représentait l’installation à domicile d’une gouvernante anglaise, qui s’est avérée être la maîtresse de son père. Elle s’appelait Sadie, prénom qu’on n’oserait inventer. Dans un récent documentaire, qui restera son dernier témoignage, Louise Bourgeois, l’araignée, la maîtresse et la mandarine, elle évoquait sa vision d’une pelure d’agrume découpée par son père en forme de pénis, dans lequel elle voyait son humiliation de petite fille.
Sa rencontre avec un grand critique d’art américain, Robert Goldwater, allait faire basculer sa vie. En 1938, elle part vivre à New York et commence à livrer des dessins et des gravures presque naïfs, dans lesquels se lisait une première férocité. Dans les années 40, elle créa une de ses plus impressionnantes séries, des Personnages sculptés dans le bois au rasoir. Elle ouvrait ainsi une œuvre tournant autour de la faille, de la sexualité et de la répression familiale, de la féminité et de la masculinité. Une ambivalence chargée d’inquiétude rode autour de ses phallus, rebaptisés Fillettes, ses femmes enceintes acéphales, ses couples tordus. Elle n’exorcisait pas ses démons au travers de son œuvre, elle «apprenait à les aimer», dit une critique d’art new-yorkaise, Linda Yablonsky. «Elle ne fut jamais surréaliste proprement dite», estime Marie-Laure Bernadac, pour laquelle «son langage ne peut se réduire à aucune école». Elle appréciait Miro, mais elle n’a jamais fréquenté les Breton, Ernst ou Tanguy quand ils sont venus s’installer à New York, fuyant le nazisme. Elle se rapprocha tour à tour du cubisme, avec Fernand Léger, du minimalisme et de l’expressionnisme abstrait.
Des araignées à 4 millions de dollars
Néanmoins, elle fut une des seules, avec le Giacometti des années 30, à trouver le difficile moyen de modeler dans l’espace des constructions liées au monde de l’inconscient et au travail sur le corps. Même si elle n’avait pas choisi l’Amérique pour y faire carrière, ce personnage à la Yourcenar ne pouvait trouver lieu plus favorable. Son succès y vint sur le tard. En 1982, elle fut la première femme à bénéficier d’une rétrospective au musée d’Art moderne de New York. Sa première exposition personnelle en Europe se tint en 1989 à Francfort, puis à Lyon. En 1999, elle reçut le Lion d’or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre.
Dans les années 2000, elle devint l’artiste femme la plus chère au monde, quand ses araignées ont commencé à dépasser les 4 millions de dollars aux enchères. «Elle eut ainsi un rôle déterminant pour toute une génération, montrant qu’on pouvait avoir un mari, des enfants, une vie de famille et, en même temps, devenir un grand créateur», souligne le Scandinave Jonas Storsve, qui organisa avec Bernadac la rétrospective de Beaubourg. Elle était bien consciente de sa condition de femme, qu’elle évoque à travers de multiples expressions de la solitude de l’adolescente à la grossesse inquiétante. En même temps, elle n’était pas engagée dans le discours féministe, ambiguïté que voulait bien lui laisser Elisabeth Lebovici dans le catalogue de Beaubourg en s’interrogeant : «Louise Bourgeois, féministe ou pas féministe ?» Partie du cubisme et d’un primitivisme teinté d’un certain académisme, Louise Bourgeois a finalement opté pour une explosion de liberté. Elle était devenue une pionnière.
Vincent Noce - Libération du 2 juin 2010