Les suspects font partie des 110 commissionnaires, les «cols rouges» savoyards, une communauté qui est la dernière survivance des coopératives ouvrières héritées des utopies du XIXe siècle.
A Drouot, l’impensable est arrivé.
Trois «commissionnaires» ont passé les fêtes en prison, huit sont mis en examen. Dans le brouhaha qu’il a retrouvé à la mi-janvier, l’hôtel des ventes parisien est toujours sous le choc du raid lancé début décembre par l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), une opération à l’ampleur jamais vue dans la maison, après la mystérieuse disparition d’un camion empli d’une cargaison Art déco, laissé dans le quartier sans surveillance, les portes ouvertes. Association de malfaiteurs, vols et recels en bande organisée, recyclage sur place des objets volés, les accusations sont lourdes. L’enquête ne fait que commencer, leurs box sont passés au peigne fin, tous se sentent dans la ligne de mire.
Quand les enquêteurs ont commencé à interroger les principaux suspects, après des mois de filatures et d’écoutes téléphoniques, ils n’ont pas été surpris de les entendre se désigner les uns les autres par des numéros. Ils savaient qu’ils débarquaient dans un univers clos, aux rituels bien établis . Leur histoire n’avait jamais été écrite avant 2001 (1). Ils ont fait irruption dans une communauté qui est la dernière survivance des coopératives ouvrières héritées des utopies du XIXe siècle.
Ils sont généralement taiseux et concentrés, les jeunes ont le sourire, les vieux sont plus ronchons. Ce sont les manutentionnaires de Drouot. On les connaît comme les «Savoyards» ou les «cols rouges». Ils ne s’appellent pas par leur nom, mais par leur matricule ; une manière de proclamer une égalité parfaite. Ils portent le même uniforme noir, avec un col au liseré rouge, sur lequel est brodé leur numéro. Ils sont 110, chiffre pratiquement immuable depuis 1920. Ils ont formé une société en nom collectif, dont chacun détient une part. A la fin de l’année, le bénéfice est également partagé : il y a toujours du bénéfice. Les cols rouges vivent ainsi hors la législation du travail, ne sont pas assujettis aux 35 heures, ne paient pas de charges sociales, ce qui n’a pas manqué d’énerver plus d’un inspecteur du Trésor public. Il y a donc le n°23 ou le n°35, mais pas de Pierre ou de Paul.
Le matin, une partie de zanzi pour répartir les rôles
L’humanité étant ainsi faite, des surnoms se sont insérés dans les rouages de cette machinerie tirés de l’apparence physique, des qualités ou des goûts personnels, ou encore de l’histoire de France. Le Chanteur pousse la chansonnette, la Plume est chargé des écritures, Porcinet collectionne des petits cochons. Fallières ressemblait à l’homme politique, De Gaulle devait être assez grand, Bouddha un peu enveloppé. Il y a eu Coluche, le Duc, Gandhi, Coquelicot, Trousse-Balloches… Tout le monde pouvait porter un objet à réparer à l’adorable Nounours qui s’était fait un atelier dans les sous-sols. Le sens s’est parfois perdu en route, d’autant que le sobriquet peut se transmettre. Narcisse est fils et petit-fils de commissionnaire.
Au boulot, au rythme de l’autogestion, tout le monde est égal. Ainsi, dans une équipe de portage, chacun se retrouve chef à tour de rôle. A la première heure, les fiches de travail sont distribuées dans le sas. Les équipes formées vont au bistrot, jouer au zanzi, un jeu de dés, la répartition des occupations. Egalité parfaite, ce qui n’empêche pas des grognes. Ce métier dur, et masculin, n’est pas exempt de préférence, de jalousies et de rivalités. Les hiérarchies se fondent sur l’âge et l’expérience, un jeune doit surtout apprendre à se taire, et écouter.
Le brigadier-chef et les deux brigadiers, l’un chargé du roulage l’autre du portage, sont élus pour deux ans renouvelables. Les 18 places de chauffeur sont distribuées équitablement : après quatre années passées à trimer comme manutentionnaire, le commissionnaire se voit confier un camion pour un an. Ensuite, il recommence à déménager et à empaqueter pendant quatre ans, et ainsi de suite.
Les journées font facilement de douze à quatorze heures. Drouot aurait du mal à remplacer leur savoir-faire. Dans la semaine, il faut assurer l’intendance d’une bonne quarantaine de vacations, soit une vingtaine de milliers d’objets. Le matin, dans chaque salle, monter et démonter l’exposition de 300 ou 400 objets de design, animaux empaillés ou armes de chasse. A 14 heures, les enchères commencent. Le «rippeur» va chercher un par un les lots, le «metteur sur table» les présenter aux enchérisseurs, et le «magasinier» les reposer dans l’arrière-salle . Un ballet réglé au millimètre : chacun est adjugé en une minute. Le soir, il faut remettre en consigne ceux qui ne sont pas retirés de suite. Parallèlement, leurs compagnons assurent les inventaires et déménagements dans les appartements et les usines. Les cols rouges entrent ainsi dans des intimités violées la plupart du temps à la suite d’un drame : décès, divorce, saisie.
Ils disposent d’un parc de 25 camions vert bouteille et d’un entrepôt de 4 500 m2 à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Au bout d’une trentaine d’années, c’est la retraite, en général dans les Alpes à reprendre un restaurant, taquiner la truite ou continuer à collectionner des bibelots. Levés la nuit, couchés la nuit, des journées de labeur passées sans voir la lumière du jour, les commissionnaires vivent en général dans le quartier.
La place pour le fils, le neveu, l’enfant du village
Une place se négocie autour d’une trentaine de milliers d’euros. L’emploi est dur, mais rentable ; les revenus tournent autour de 4 000 euros par mois, et peuvent monter à 8 000 euros. Traditionnellement, elle est cédée à un fils, un neveu, éventuellement un enfant du village, à la rigueur de la vallée. Ceux de la Tarentaise n’ont pas toujours fait bon ménage avec ceux de la Maurienne et la Haute-Savoie n’a pas grande admiration pour la «Basse»-Savoie. Dans l’entre-deux-guerres, le village de Tignes (submergé depuis 1952 par un barrage), s’était débrouillé pour occuper près de la moitié des postes. Le candidat doit suivre un stage de six mois. Il est le premier, à l’aube, à laver les sols. Il n’a pas encore l’honneur d’un numéro. Il est «le bis». Il doit être coopté par toute l’assemblée. Une petite fête célèbre son admission. Le vote n’est jamais unanime, et il peut y avoir refus. Celui qui s’est mis de côté quelques bouteilles sans sacrifier au droit d’aînesse, celui qui a évité de descendre un piano… Pour toute la communauté, des intendants de discipline sont censés imposer le règlement, et peuvent distribuer des sanctions.
On raconte que les Savoyards bénéficient d’un monopole, ce qui est évidemment faux et serait illégal. Ou encore que ce privilège leur aurait été octroyé par Napoléon III quand il a annexé leur province, ce qui est une blague. En réalité, au XIXe siècle, les Savoyards ont ravi la place aux Auvergnats, qui trouvèrent plus lucratif de faire du négoce de vin ou de charbon. A l’automne, les bêtes rentrées, les hommes descendaient d’une montagne alors extrêmement pauvre pour occuper dans les grandes villes des emplois saisonniers, comme ramoneur, écailler ou déménageur. Les «gagne-deniers» traînaient avec leur charrette autour de Drouot. En 1832, sans doute énervés par la casse, la fauche, les rixes ou les écarts de boisson, les commissaires-priseurs en choisirent huit parmi les plus fiables pour les attacher à demeure. L’ancêtre de l’Union des commissionnaires de l’hôtel des ventes était né. Plus d’une fois, ils durent faire le coup-de-poing avec les crocheteurs qui s’aventuraient toujours dans les couloirs.
Dans les inventaires, ou les ventes, il y a forcément des disparitions. A Drouot, les habitués savent depuis toujours que la fauche est systématique. Vivant dans une caverne d’Ali Baba dont ils manipulent eux-mêmes les trésors, les commissionnaires sont les premiers suspects. Ils sont entourés d’une légende noire, certainement excessive. On leur prête des manœuvres tortueuses, comme d’ôter la porte d’une armoire, l’acquérir pour rien, avant de faire réapparaître la porte égarée dans un couloir voisin . Ou alors glisser un bijou Art nouveau ou une édition originale dans une «manette», un carton plein de pacotille dont personne ne veut, puis refiler l’info à un brocanteur, contre un billet. Ou, plus banal, soutirer une lampe ou une montre anciennes dans le fatras d’un logement. Les familles ne s’en aperçoivent pas, ou ne portent pas plainte. Il reviendra à la justice de faire la part du mythe et de la réalité.
Caverne d’Ali Baba
Depuis décembre, Drouot a interdit aux commissionnaires d’intervenir dans les ventes : nombre d’antiquaires leur demandaient d’acheter pour leur compte, leur faisant plus confiance qu’aux roués commissaires-priseurs ou experts. Les cols rouges, qui connaissent la marchandise mieux que quiconque, touchaient alors une petite commission.
Les mécanismes d’autodiscipline n’ont manifestement pas fonctionné. Le communautarisme qui fait leur orgueil risque de se retourner contre eux : dans cet univers en rotation constante, comment pouvaient-ils ignorer les larcins commis à leurs côtés, apparemment tous les jours ? Et dans une atmosphère aussi solidaire, le butin pouvait-il échapper à la loi de la répartition ?
L’Union se terre : elle vit désormais dans la crainte d’avoir elle-même à rendre des comptes, au risque de voir disparaître le beau rêve de la dernière commune ouvrière de France.
(1) «Descente aux enchères», par l’auteur (éd. JC Lattès).
Vincent Noce - Liberation du 21 janvier 2010